Ce blog est en partie constitué de témoignages issus du forum de la F.F.S.B.

Langage objectivant


Chaque époque a son épistémè, c'est-à-dire la grille symbolique à travers laquelle elle appréhende toute chose et définit, notamment, ce qu’elle appelle savoir et vérité. Ces structures ne sont pas des « visions du monde » (notion subjective et idéaliste) ; elles sont inconscientes et, d’une certaine manière, objectives.
Selon Michel Foucault, pour une époque donnée, il y a une épistémè commune, souterrainement, aux divers savoirs, aux diverses pratiques et aux multiples facettes de la culture.
Ces structures déterminent des postes, des fonctions, des disciplines, des institutions, des prérogatives, dont les individus sont investis pour les exercer, en pâtir et en jouir. Ce qu’une époque appelle « rationalité » n’est qu’une expression de ces structures qui apparaissent, changent et disparaissent de manière contingente.
D’une épistémè à l’autre, il n’y a ni continuité ni progrès, mais rupture. Elles sont comme des cristallisations symboliques toujours autres.
Il s'agit ici, par une attention analytique appliquée à l’ensemble du champ symbolique d’une époque, de repérer et d’expliciter l’épistémè sous-jacente, qui rend compte de l’émergence et du développement de telle science particulière.


Dans ces années qui suivirent la Révolution française, un guérisseur «naturaliste», Urbain-René-Thomas Le Bouvyer-Desmortiers, commit de nombreuses et douloureuses expériences para-médicales sur des adolescents sourds. Il consigna sa méthode dans son « Mémoire ou considérations sur les sourds-muets de naissance et sur les moyens de donner l’ouïe à ceux qui en sont susceptibles », an VIII. La logique de ce «naturaliste» était implacable. Personne ne savait ce qu’était un sourd. Il fallait donc l’isoler, le surveiller, l’observer, noter l’évolution de la population silencieuse, conclure, agir, modifier le cours des choses en provoquant les circonstances d’une vie artificielle qui rendrait les sourds à la société, guéris ou non, mais utiles de quelque manière. Cet isolement thérapeutique se retrouvera en pédagogie. Le projet naturaliste se proposait de corriger l’image des sourds de naissance «défigurée» par les institutions spécialisées, sorte d’asiles dans lesquels ils ne pouvaient que s’étioler. Dans les années tourmentées qui suivirent la Révolution, le régime alimentaire de l’Institution parisienne était comparé à une sorte de mort, et la discipline à une règle monastique illégitime auprès d’enfants déjà reclus depuis leur naissance dans un silence sépulcral.
Le Bouvyer-Desmortiers suggérait un projet démentiel : l’isolement dans une contrée déserte de tous les sourds et muets d’Europe afin que ces «êtres disgraciés» puissent rejoindre leur perfection sauvage, leur vraie nature, préservée des dérèglements de la civilisation. Ainsi, on connaîtrait l’évolution réelle de la population sourde, et l’on démêlerait ce qu’elle devait à l’hérédité, la nature, et la culture. Tout sourd appartenait plus à l’état qu’à sa famille, car seuls des traitements spécifiques pouvaient le guérir.
Le Bouvyer-Desmortiers se confortait d’une espérance d’une guérison sur cent sourds soumis sans aucune réserve à sa médecine. Ce centième serait libéré afin de clamer la grandeur de la science qui l’aura rendu à la société. Pour les autres, on ne les doterait guère d’une culture superficielle et inutile comme dans les institutions. Il suffirait de leur enseigner le peu de paroles utiles et de les adresser pour le reste de leur vie aux manufactures édifiées auprès de cette contre-Atlantide du silence.
Le premier médecin en chef de l’Institution parisienne, Jean-Marc-Gaspar Itard (1774, 1838), s’élèvera contre les expériences voltaïques telles que Le Bouvyer-Desmortiers les avaient conduites.


En 1900, lors du Congrès de Paris, son président Ladreit de Lacharrière (ancien médecin-chef de l’Institution de Paris) s'est exprimé de la façon suivante :

« Au seuil du siècle nouveau, éblouis par les merveilles de l’Exposition, nous avons le devoir de regarder en arrière et de nous demander si les œuvres humanitaires ont progressé comme les sciences, comme les arts, comme l’industrie ! Nous avons pour ainsi dire domestiqué les forces de la nature jusqu’alors inconnues. Nous y avons trouvé des profusions de lumières, des forces incalculables, le pouvoir de transmettre avec la rapidité de l’éclair notre pensée jusqu’au bout du monde. Nous devons à un de nos collègues, M. Graham Bell, la possibilité de transmettre la voix comme la télégraphie transmet l’écrit ».

L’émergence de la médecine moderne (objective, causale, expérimentale et technique) se situe à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Cet avènement postule une mutation épistémologique qui concerne le savoir, mais aussi les pratiques, les pouvoirs et les institutions : langage, regard et geste ont été transformés. La nature de ce que l’on appelle « maladie » a été radicalement modifiée.
La médecine traditionnelle appréhende les maladies comme des réalités en soi, des entités qui ont leur essence et qui doivent suivre le cours naturel dont la fin est la guérison ou la mort. Le médecin ne peut qu’assister ce cours de la nature au lieu le plus approprié qui est la maison du malade.
Le langage de la médecine moderne est sans commune mesure avec cette approche : il parle de symptômes, il cherche des causes sous forme d’agents infectueux irritant les tissus, il décrit le rôle du médecin comme actif et décisif. Son regard vise le diagnostic, le pronostic et la détermination de l’intervention la plus efficace. Ce regard objectivant se prolonge dans des gestes techniques et armés de techniques qui permettent de pénétrer les corps. Car le corps objectivé est opaque : la phénoménologie des symptômes ne permet pas de s’assurer, en toute certitude, de la vraie cause. Pour cela, il faut analyser, opérer, ouvrir.
Mais ces pratiques ne s’exercent pas en famille : le lieu approprié de la saisie objective et opératoire des maladies et du traitement des malades devient l’hôpital. Avec le changement épistémique, tout change, y compris le statut institutionnel de la médecine, devenue profession libérale protégée et organisée en un corps.

Les épistémè et les mutations épistémiques sont des réalités dynamiques complexes qui engagent tous les aspects de l’existence humaine.
Le langage est le moyen par excellence d’articulation du pouvoir dès lors qu’il s’exerce sous la forme du savoir. Les sciences existent dans leurs énoncés. Le pouvoir du savoir est concentré dans la vérité des énoncés scientifiques.
Toute société a toujours cherché à canaliser, à contrôler et à réguler le discours : n’importe qui ne dit pas n’importe quoi n’importe comment ni n’importe quand. Or, à l’époque de la volonté de savoir et de vérité, ces régulations, ces partages et délimitations du discours sont soumis à l’autorité de la science. Pour être admis, reconnus, les discours sont de plus en plus contraints de feindre la volonté de vérité, de mimer la science. Ainsi, par exemple, en va-t-il des discours qui parlent de l’homme, obligés de prendre, pour être crédibles, la forme de « sciences humaines » Les discours qui n’adopteraient pas ce style sont exclus ou méprisés comme manquant de sérieux.
Il y a en Occident moderne une crainte de la prolifération libre des discours autres que scientifiques. La peur de la parole « événement », « aléa », « discontinue », la parole en « rupture », « différente », qui n’aurait pas l’apparence de l’expression d’un sujet conscient soucieux de cerner toujours mieux la vérité.

L’essence du pouvoir n’est pas dans l’imposition par un sujet de sa volonté à un autre sujet. Les sujets occupent des structures de pouvoir et tirent de la jouissance et de la souffrance de cette participation aux jeux du pouvoir. Mais le pouvoir n’est pas non plus objectif, si l’on entend par là des contraintes et forces physiques, matérielles (qui sont bien entendu aussi utilisées par les structures de pouvoir). Ni subjectif ni objectif, le pouvoir est symbolique ou structurel : il ordonne les sujets et, par leur truchement, aussi un certain nombre d’objets et de processus physiques, naturels et techniques.





Saint-Simon (1760-1825) est en France, avec Charles Fourier (1772-1837) et Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) notamment, l’un des promoteurs de la pensée socialiste naissante au début du XIXe siècle. Elle sera critiquée par Marx comme utopique, bien qu’elle annonce déjà très nettement une série de thèmes et de valeurs qu’il développera.

Parmi d'autres, Main de Biran et Saint-Simon, faisaient partie de la Société pour l’Instruction primaire fondée en 1815 et s’inspiraient de l’éducation mutuelle de Bell et Lancaster qui permettait d’étendre l’instruction en nommant des moniteurs et répétiteurs parmi les élèves en surnombre des classes populaires.


L’humanisme technophile que l’on perçoit clairement chez les philosophes des Lumières se retrouve dans les idées de Saint-Simon et de ceux qu'on appellera "positivistes"

La grande idée de Saint-Simon est que la révolution politique (de 1789) n’est pas déterminante. Plus importante est la révolution industrielle (modèle anglais) : l’organisation politique doit être pensée au service de l’industrialisation et du développement économique, c’est-à-dire du travail producteur et socialement utile.
Pour cela, il faut que la société soit scientifiquement organisée en fonction de la production et que le gouvernement revienne davantage aux savants, aux entrepreneurs et aux ingénieurs.
Saint-Simon cherche à constituer une science de la société, une science sociale. D’autres idées annoncent celles d’A. Comte : l’âge d’or de l’humanité est devant, non derrière elle, il est à produire par elle ; la société industrielle et scientifique est pacifique et prospectivement universelle, mondiale ; elle associe les hommes dans l’exploitation commune de la nature en vue d’humaniser la Terre ; elle attend des artistes qu’ils chantent, en hérauts, la nouvelle ère qu’une nouvelle religion d’amour entre tous les hommes viendrait consolider.
Le saint-simonisme s’est constitué en une école et un mouvement qui a survécu à la disparition de son promoteur. Les saint-simoniens ont eu, au cours du XIXe siècle, une influence réelle sur le plan économique, notamment dans le développement du chemin de fer et l’institution de moyens de crédits permettant de financer des entreprises productives.
On perçoit, naissante ici, l’idée d’une nationalisation et d’une étatisation de l’économie associée à une planification socialiste, conçue comme scientifique.
Saint-Simon subordonnait le progrès et la prospérité de la société aux développements de l’industrie et de la science. Cet esprit, passe, dans une certaine mesure, dans la pensée comtienne, qui souligne également l’utilité de la science pour la société et la met au service de celle-ci.

Deux aspects dominent la pensée d’A. Comte : d’une part le positivisme proprement dit, à savoir une conception et valorisation des sciences empiriques et mathématiques, capitales pour l’humanité ; d’autre part, un sociocentrisme ou même un anthropocentrisme, qui pose la société, présomptivement étendue à toute l’humanité, comme le sujet ultime de la pensée, du savoir et de l’action. La Société ou l’Humanité, prenant ainsi, d’une certaine façon, la place de dieu, peut faire l’objet d’un culte, d’une religion.
La sociologie pourra devenir l’instrument d’organisation d’une société pacifique et productive de mieux-être. Cette introduction centrale de la société en tant que thème majeur de la philosophie est l’expression d’un sociocentrisme qui prendra de plus en plus d’importance aux XIXe siècle et XXe siècles. Ainsi que nous l’avons déjà souligné, ce n’est plus ni Dieu, ni la Nature, ni l’Homme, ni la Raison ni même la Science qui sont le centre, l’origine et la finalité ultime de la pensée, mais la Société, dont l’étendue se confond, en droit, avec l’Humanité en train de s’unifier.


Le positivisme qui stricto sensu correspond à l’esprit de la science moderne, telle qu’il était célébré au XIXe siècle. C’est pourquoi la qualification de « positiviste », même prise de façon non péjorative, tend souvent à connoter certaine limitation, une étroitesse de perspective, voire un manque d’imagination.
Le positivisme valorise les sciences dont l’état de développement (la méthodologie) aurait atteint un stade positif (débarrassé de toute forme de théologie et de métaphysique) : les mathématiques et la physiques ; à un degré nettement moindre, la chimie et la biologie ; la sociologie ou « physique sociale », enfin, que A. Comte contribue à élaborer. En fait, les caractères de l’esprit positiviste sont les caractéristiques des sciences de la nature les plus développées au début du XIXe siècle.
Ce sont :
- l’empirisme : l’expérience, l’observation des phénomènes sont sources de connaissances objectives.
- le descriptivisme : la science positiviste prétend moins expliquer les phénomènes naturels que les décrire.
- le parti pris anti-métaphysique, le positivisme est nominaliste, il refuse l’hypostase d’abstractions ou d’entités non observables empiriquement.
- le relativisme ; rien ne permet d’affirmer que les régularités naturelles constatées jusqu’ici seront vérifiées dans le futur.
- le pragmatisme, « Savoir pour pouvoir afin de pourvoir » a été la devise du positivisme. La valeur du savoir scientifique, positif, tient donc à son efficacité et à son utilité sociale.
- le consensualisme ; les sciences arrivées à l’état positif se caractérisent par une méthode non violente pour régler les conflits d’opinions qui, dans la mentalité religieuse et métaphysique sont interminables ou tranchés d’une manière dogmatique, voire physiquement violente. L’esprit positif permet de régler les différends d’une façon pacifique et consensuelle pour tous ceux qui acceptent de se soumettre à la règle de l’observation empirique, objective, c’est-à-dire répétable et partagée.
- le statisme concerne surtout les sciences arrivées à l’état positif. Ces sciences se contentent d’accroître ou de préciser un corpus de lois dont l’essentiel est déjà acquis. Toutes les profondes transformations à venir en mathématique, en logique ou en physique, sont donc hors de la perspective du positivisme. Sa conception de la science positive est close, doctrinale.







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2 commentaires:

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