Ce blog est en partie constitué de témoignages issus du forum de la F.F.S.B.

Après Milan, la Langue-ghetto et l’eugénisme


Bernard le Maire :

L'oralisme pur fut terriblement imposé durant les premières années après 1880 : on a percé des trous dans les portes des chambres des élèves sourds pour s'assurer qu'ils ne signent pas dans leurs chambres !!
De plus, tous les professeurs sourds sont mis à la porte quand leurs vieux élèves finissent leurs études (vers 1882-1885)...
Les intellectuels sourds ont beaucoup réagi contre les décisions du Congrès de Milan en écrivant leurs journaux : la Défense des sourds (1885) et le courrier français des sourds (1887) : beaucoup d'articles superbes de leur part mais ils sont complètement ignorés par les politiciens qui préfèrent écouter les éducateurs entendants ...
Exemples : "parole artificielle", "langage mimique très propre à développer rapidement l'intelligence des sourds", "la ténébreuse méthode orale pure fait des enfants sourds des perroquets (...) et même des idiots dans toute l'horrible acception du mot", "tueur de l'Intelligence et de l'âme des enfants sourds" et beaucoup d'autres !! ...


Christian Cuxac :

Après Milan, il y aura des discours horribles sur les sourds, sur la communauté des sourds, que jamais personne n’aurait osé tenir avant.
Car avant il y avait des profs sourds, parce qu’avant il y avait Berthier.
Parce qu’avant il y avait aussi des professeurs entendants qui défendaient l’idée que, pour les sourds, le mieux c’est quand même d’utiliser la LS.
Le discours par exemple de Rognard, qui est inspecteur de l’Education nationale – je ne sais plus s’il était inspecteur de l’Education nationale ou auprès du ministre de l’intérieur mais il est inspecteur – et il déteste la langue des signes, il déteste les sourds et il défend l’idée de créer des colonies agricoles où les sourds seront massés… un peu comme du bétail ou des sous-hommes… travaillant la terre pour nourrir l’extérieur, etc., dans un monde complètement clos et complètement fermé comme une espèce de goulag.
Tout simplement parce qu’ils sont sourds.


Yves Bernard

Valade-Gabel devint après 1850 inspecteur des établissements non subventionnés par l’état, une soixantaine d’écoles, dont la moitié sans ateliers.
Ce qui impliquait l’usage de la parole comme chance ultime d’une insertion artisanale ultérieure. Il étendit sa méthode qui unifia la pédagogie française et permettait tout de même une survie minimaliste des signes.
Les oralistes français les plus intransigeants l’appliquèrent.
Cette lutte contre le déclassement ciblait une réduction des mutités afin de privilégier l’insertion socioprofessionnelle, la parole facilitant l’instruction post-scolaire, un cinquième des élèves quittant les écoles sans qualification.
Demi-ouvriers, d’origine terrienne pour la plupart, ils sombraient dans la misère, la maladie, le crime. La théorie de la dégénérescence établissait la constitution lymphatique de ces enfants sourds, rendus malingres dans les conditions d’internats aux budgets à l’étiage.
Pour fortifier une constitution défaillante, des projets naquirent afin de créer des colonies agricoles. Au cours de ses visites d’inspection, Valade-Gabel compléta sa catégorisation d’une seconde échelle mettant en corrélation l’intelligence et la parole : parmi les sourds, 5 % étaient idiots, mais il fallait en supposer bien plus ; 20 % étaient arriérés ; 55 % avaient une intelligence normale ; 20 % avaient une intelligence supérieure, dont les deux tiers ayant parlé au-delà de la cinquième année.
Les sourds eux-mêmes reprirent ce projet de colonie agricole, s’inspirant des utopies de l’époque, dont Saint-Simon, Fourier, Victor Considérant, Godin : un professeur sourd de Paris, Théobald, en constitua un programme intitulé « Projet d’une colonie agricole de sourds-muets », en 1870.
Itard lui-même, dans un élan généreux testamentaire, y avait songé.


Lawrence Surtees :

En 1882, Bell avait ouvert à Washington un externat privé pour les sourds, mais, occupé par les contestations de brevets, il dut le fermer en 1885.
Son questionnement sur le caractère héréditaire de la surdité l’amena à la génétique. Dans le titre d’un article paru en 1884, il avait malencontreusement utilisé l’expression « une variété sourde de la race humaine ».
Les journaux rapportèrent son exposé hors contexte, ce qui irrita encore davantage des groupes de personnes atteintes de surdité. En 1887, il profita d’une conférence devant le National Deaf-Mute College pour mettre les choses au point.
L'intérêt de Bell pour l’hérédité l’amena aussi à l’eugénique – son élevage de moutons à Beinn Bhreagh serait son expérience la plus longue et la plus constante – quoique, foncièrement sceptique, il se soit méfié des « maniaques de l’eugénique ».




Alix Bernard :

Graham Bell développa parallèlement un projet à visée eugéniste : dans son Mémoire sur la formation d’une variété sourde de la race humaine publié en 1883, il préconisait en effet la fermeture des internats spécialisés afin d’éviter les unions entre sourds et recommandait de légiférer sur les conditions de mariage des personnes sourdes ou ayant des sourds dans leur famille. Ces propositions ne visaient cependant pas ses proches car elles concernaient des personnes nées-sourdes ; elles aboutirent par la suite à la stérilisation de certaines d’entre elles.


Joe Joseph Murray :

Bell a donc sûrement initié l’eugénisme puisque encore, les nazis sont venus en Californie pour être renseigné sur l’eugénisme.
Attention, tout cela n’est pas directement lié avec Bell puisque les idées se sont construites au fur et à mesure des années après. La longue politique de l’eugénisme a réellement commencé au début du XXe siècle aux Etats-Unis et la politique d’hygiène raciale nazie n’est que la suite d’une longue histoire lancée par Bell et la science.


Brigitte Lemaine :

Avec le « handicap », il y a toujours eu ce côté : « Laissez-le nous pour faire des expérimentations ! », mais avec les sourds c’est encore pire puisqu’il y a cette impossibilité de parler, de dire ce qui se passe.
La politique d’hygiène raciale du troisième Reich n’est que la suite d’une longue politique eugéniste commencée au début du XXème siècle aux Etats-Unis.
Que l’on soit orphelin, sourd, handicapé ou jeune délinquant, c’est le même traitement (fréquence de l’arbitraire et de la maltraitance…), celui des institutions spécialisées et de la DASS ; c’est cette même population qui a été la cible première de l’eugénisme occidental et de l’hygiène raciale nazie…


Yves Bernard :

Alexander Graham Bell représenta la tendance oraliste qui s’éleva aux États-Unis dans le dernier quart du XIXe siècle contre le mouvement identitaire silencieux et la méthode mixte du Gallaudet College.
Bell prônait une période courte d’apprentissage des instruments fondamentaux (lecture et écriture) en Kindergarten Froebel, puis une intégration dans les écoles ordinaires, les enfants étant totalement isolés afin qu’aucun recours à la langue des signes ne soit possible.
Les grands internats spécialisés devaient disparaître.
La langue des signes devait être éradiquée.
Les manifestations culturelles devaient être interdites et les journaux des associations silencieuses supprimés.
Enfin, il organisa des réunions pour dissuader les sourds de se marier entre eux, craignant l’apparition d’une variété sourde de la race humaine.
Il soumit un projet de loi qui n’aboutit guère (1883).
Bell avait créé le Volta Bureau, centre de recherche sur la surdité destiné à promouvoir la formation de logopèdes afin d’étendre la méthode orale aux États-Unis et d’endiguer la langue des signes.

Fort heureusement, il publia en 1898 « Marriages of the deaf in America…», un recensement effectué par Fay, vice-président du Gallaudet College, qui démontrait les dérives des théories génétiques issues de Mendel, Galton et Spencer.


Lawrence Surtees :

Bell et Gallaudet défendaient avec une ferveur égale des techniques irréconciliables, à savoir respectivement l’oralisme et le langage gestuel.
Chacun soutenait que c'était sa méthode qui convenait tout naturellement aux personnes atteintes de surdité.
Gallaudet, comme son père Thomas Hopkins Gallaudet, affirmait que le geste était la forme ultime de communication humaine, un don de Dieu qui pouvait remédier à la surdité. Il déclara à la commission britannique que la meilleure façon d’enseigner à des sourds était de les confier à des instituteurs eux-mêmes sourds qui utilisaient la langue des signes.
Bell, à l’instar de son père et de son grand-père, avait la conviction que le propre de l’être humain était la parole. Dans une lettre dont il fit lecture à la commission, il avait dit à Edward Miner Gallaudet que, même avec une prononciation imparfaite, la parole était d’une importance capitale pour les sourds. Confier leur éducation à des instituteurs souffrant du même handicap était néfaste parce que, à son avis, ils ne pouvaient pas enseigner l’articulation et perpétuaient donc la surdité.


Yann Cantin :

Dans les instituts, les sourds signeurs et les oralistes ont été séparés. Ils n’ont plus entretenu aucune relation. Leurs emplois du temps et heures de sortie ont été décalés pour éviter qu’ils ne se rencontrent et dans le but de couper les liens qui les unissaient.
En 1886, les établissements scolaires sont devenus totalement oralistes. Les enfants ne savaient plus signer, ils oralisaient, ils suivaient le mouvement.
Les sourds plus âgés ont alors cherché les moyens des les ramener vers leur communauté. Pour leur transmettre cette LS, ils sont allés les chercher à la fin des cours pour les réunir autour d’un verre.
Mais c’était insuffisant, le lien entre les générations s’est petit à petit relâché.


Pierre Encrevé :

Donc il y a non seulement l’interdiction de l’usage mais même l’interdiction de la transmission. Il y a donc au fond la volonté d’éradiquer une langue naturelle. Langue naturelle que Montaigne considérait comme la langue naturelle de toute l’humanité.
C’est un événement extrêmement grave dont on ne prend absolument pas conscience.
Et jusque Mai 68, la question n’est pas reposée.
Après Mais 68, toutes les questions de libertés sociétales reviennent.

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