Ce blog est en partie constitué de témoignages issus du forum de la F.F.S.B.

Langage utilitariste


Comment expliquer que le monde anglo-saxon n'a pas adhéré aux huit résolutions du Congrès de Milan, alors que l'Europe toute entière s'est empressée de les mettre en pratique et d'opérer les réformes nécessaires pour respecter les directives énoncées ?
Comment expliquer qu'aujourd'hui, en Amérique, il existe une université pour les Sourds (Gallaudet University) où l'on communique en langue des signes, et ce, que l'on soit sourd ou entendant ? Alors qu'en Europe l'éducation et l'instruction pour les sourds en milieu universitaire ou en milieu spécialisé est profondément... "inadapté" ?

En même temps, le monde anglo-saxon, en rapport à l'histoire des sourds, se caractérise particulièrement par le conflit "Bell-Gallaudet", un conflit qui peut rappeler celui de "Pereire-de l'Epée"... qui dépasse et de loin la simple opposition entre "parole et mimique", "oralisme et langue des signes".
Il s'agit bien entendu de deux pédagogies, mais aussi de deux "philosophies" différentes, en apparence (de l'Epée avait accepté dans une certaine mesure d'enseigner la "parole" à certains élèves prédisposés, de même que Gallaudet envisageait une sorte de bilinguisme)

Par le fil de "la pensée occidentale" que nous suivons depuis le début (cf. "L'Ancien Langage"), il est notamment question de mettre en évidence ce qui sépare ces deux approches ; l'une sensible à la nature et à la place réservée de la personne sourde dans la société, mais aussi et surtout respectueuse et pleine de reconnaissance à l'égard du langage naturel (la LS) ; l'autre est intéressée par, non pas vraiment l'instruction des sourds, mais plutôt leur intégration et leur assimilation dans une société où, de plus en plus, la technique devient le but.
"Faire parler" un sourd est une prouesse technique tout comme, plus tard, "réparer" ce qui est considéré comme une "infirmité" est envisagé comme une victoire de la science sur la condition humaine et plus particulièrement sur "l'handicap".
Par la même occasion, la question bascule de "l'éducation" à la "santé" par un glissement pour le moins douteux, à savoir que la surdité serait une maladie.
En favorisant l'intégration plutôt que l'instruction adaptée au monde sourd (comme c'est le cas à l'heure actuelle dans la Gallaudet University), les décisions sont prises en faveur de la normalisation et du contrôle social du corps dont parlait Pierre Encrevé en faisant référence à Michel Foucault (cf. première partie).
C'est aussi une manière d'appliquer une ancienne décision (notamment revendiquée par Graham Bell), celle de supprimer les établissements spécialisés.

Ces deux approches, nettement en opposition, étaient déjà présentes avec de l'Epée, se sont poursuivis sous de multiples facettes et, ce qui nous ramène à aujourd'hui, semblent s'évertuer à se maintenir en place...


Quant à expliquer comment une telle ouverture, en Amérique, a pu se produire, il y a plusieurs réponses bien entendu.
L'une est liée à l'influence de Laurent Clerc , vers 1816, auprès de Thomas Hopkins Gallaudet, l'autre est présentée par Cuxac de cette façon :
"C’est aussi une période pour eux [les Américains] où on est pratiquement dans une situation inverse : d’ouverture des frontières, d’accueil d’un maximum de migrants… peu importe la langue pourvu qu’ils viennent. On s’arrangera toujours pour communiquer. Donc une situation de pragmatisme à outrance. Et aussi, peut-être le plus dur problème communautariste que les Américains ont eu à résoudre jusque-là, qui a été celui des Indiens est pratiquement résolu depuis quelques années… Donc par l’extinction ou le quasi-génocide de la population indienne. Ils ne sont plus du tout dans ces problèmes-là. Ils sont au contraire dans l’ouverture et une certaine générosité à l’égard de ce qui peut être différent. "


On peut peut-être formuler une réponse en analysant ici la tradition de la philosophie morale typiquement anglo-saxonne, incarnée par ce que l'on appellera le courant "utilitariste".

Apparu au XVIIIe siècle, il s’épanouit et est systématisé au XIXe siècle. L’utilitarisme classique est principalement l’œuvre de trois penseurs :
Jeremy Bentham (1748-1832), John Stuart Mill (1806-1873), Henry Sidgwick (1838-1900)
L’utilitarisme s’inscrit dans la grande tradition de l’empirisme anglais, tant du point de vue de la conception du monde, de la théorie de la connaissance que de l’intérêt critique à l’égard du politique. Il fut également fort influencé par le matérialisme des Lumières, spécialement par Helvétius.


On peut dire que la devise des utilitaristes est « L’action la meilleure est celle qui procure le plus grand bonheur pour le plus grand nombre. »

L’utilitariste a confiance dans la capacité de l’homme de prendre en charge son destin et d’améliorer sa condition terrestre. Son éthique est celle de la responsabilité, et il croit dans les progrès de la science et de la technique pour prévoir et modifier le cours des événements.
A certains égards, cette position est proche des Lumières, mais elle accorde une valeur moins idéalisée à la raison et au savoir théorique. La raison est beaucoup moins un idéal qu’un moyen ; le but n’est pas rationnel, il n’est pas donné par la raison, puisqu’il s’agit du plaisir ou du bonheur.

L’utilitarisme ne peut se comprendre qu’en liaison avec le développement de la pensée économiste, qui s’épanouit en France et davantage encore en Angleterre, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle (Adam Smith, David Ricardo)
L’économie politique, alors naissante, est l’une des sources les plus importantes de la pensée moderne et contemporaine. C’est en elle que se développe une réflexion systématique et empiriquement étayée concernant la manière d’organiser matériellement la société en vue de la production la plus efficace de biens en grand nombre.
La pensée économiste contribue à placer sur l’avant-scène les notions des besoins (naturels et artificiels), d’utilité, d’intérêts (individuel et collectif), de liberté.
L’économie libérale, qui apparaît notamment chez Adam Smith, ne voit entre ces intérêts nulle contradiction, à condition de laisser jouer librement l’offre et la demande sur un marché sans entraves.
Les utilitaristes estimeront nécessaire une organisation et des interventions politiques et juridiques appropriées, si l’on veut que l’intérêt particulier rejoigne l’intérêt général.
Ils seront également favorables à une politique inspirée par les idées de Thomas Robert Malthus, économiste et pasteur anglican, qui prônait la limitation des naissances, particulièrement parmi les classes pauvres, afin d’éviter tout déséquilibre important (et surtout croissant) entre la capacité de production de la nation et la demande de sa population. Le malthusianisme voit dans la surpopulation la cause majeure de la misère.

L’utilitarisme n’est pas une morale qui inviterait l’individu à se soucier exclusivement ou principalement de son bonheur personnel égoïste. L’utilitarisme se caractérise par le souci concret du bien commun, par la prise en compte des conséquences d’une action ou d’une disposition sur toutes les personnes concernées.
L’utilitariste authentique doit viser le plus grand bonheur du plus grand nombre.
Le calcul utilitariste de la maximisation des plaisirs et de la minimisation des souffrances doit se faire en considérant la somme totale de bonheur et de malheur. Il doit tenir compte de tous les intéressés, c’est-à-dire de l’ensemble d’une nation, ultimement de l’ensemble de l’humanité. Bien qu’il demeure éthique en son principe, l’idéal utilitariste ne peut se concrétiser qu’à travers une politique, plus précisément au moyen d’une organisation institutionnelle et juridique de l’ensemble de la société, inspirée par la rationalité utilitariste.

Le principe d’utilité est universel, sa finalité est double : diminuer la douleur et augmenter le plaisir. Il fonctionne comme un critère de la vie morale ; il permet d’évaluer chaque action eu égard à ses conséquences en termes de souffrances et de plaisirs prévisibles. Bentham songeait à une évaluation quasi quantitative, à un calcul.
Mill estime par contre qu’il est possible et nécessaire de hiérarchiser les plaisirs suivant des critères qualitatifs. Il estime en outre que plaisir et douleur sont relativement indissociables. Mill a pu aller très loin sur cette voie de la dématérialisation du principe d’utilité, et juger qu’une souffrance est même quelquefois plus désirable qu’une basse satisfaction.
L’œuvre de J.-S. Mill est l’une des grandes sources de la pensée démocratique libérale. Le principe de base en est que chaque individu est seul juge de son plaisir et de son intérêt.
D’où la défense millienne de trois ensembles de libertés fondamentales : les libertés de conscience, de pensée et de parole ; les libertés de goût et de préférence (chacun doit pouvoir librement déterminer son plaisir et son intérêt) ; la liberté d’association (formation de communauté rassemblant des individus qui partagent les mêmes goûts, intérêts, plaisirs, …).
La société engendrée à partir de ces libertés et soucieuse de leur protection doit avant tout respecter la sphère privée, c’est-à-dire l’espace de vie où les actions d’un individu n’ont de conséquences que pour lui-même. Elle doit aussi respecter le pluralisme, c’est-à-dire la diversité des communautés qui composent la société et qui défendent leurs propres intérêts.
Mill accorde une énorme importance à la valeur de la diversité et à la prise en considération des minorités.
L’idéal politique de Mill est la démocratie représentative, soucieuse de ne pas écraser l’individu ou le minoritaire sous la masse de la majorité et de l’opinion dominante. Mill accordait une importance capitale à l’éducation, clef d’une application qualitative du principe d’utilité, conforme à ses vœux.



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