Ce blog est en partie constitué de témoignages issus du forum de la F.F.S.B.

Langue contre-orthopédique, le Contre-Pouvoir


François Legent :

En fait, pour la plupart des enfants, les deux méthodes de la mimique et de la méthode orale ne pouvaient donner que des résultats imparfaits car elles comportaient la même tare : la prise en charge vers 8 à 10 ans, beaucoup trop tardive.
Il fallut attendre les années 1970 pour prendre conscience véritablement de l’importance d’une prise en charge très précoce.

Pour chaque méthode, les pédagogues pouvaient montrer des exemples de réussite, mais ils étaient bien obligés de constater la médiocrité des résultats pour beaucoup d’enfants comme l’avaient fait déjà l’abbé de l’Épée et ensuite Itard.
La tentation était grande d’essayer d’améliorer les résultats en changeant de méthode. Aussi n’est-il pas surprenant de constater, depuis l’abbé de l’Épée, le mouvement de balancier entre les deux tendances mimique et parole. La « conversion » des pédagogues ou des médecins a été souvent observée, dans un sens ou dans l’autre, durant une grande partie du XIXe siècle.
Après 1880, il n’était plus permis de se poser la question : le vote des participants aux congrès internationaux avait montré « la vérité ».

Le congrès de Milan de 1880 est souvent donné comme le symbole de cette fracture entre mimique et parole, ainsi qu'entre les entendants et les sourds-muets.
Mais lors du congrès de 1900, l’échec de la méthode orale pure, révélé aux cours des années précédentes, était patent .
Le mépris vis-à-vis des souhaits raisonnables de la forte représentation sourde à ce congrès allait bien au-delà d’une discussion pédagogique.
La « bienfaisance » et « l’intégration dans la société » passaient avant une véritable instruction développant l’intelligence.




        Le congrès de Paris de 1900. L’autisme des « entendants »



Ce « Congrès international pour l’étude des questions d’assistance et d’éducation des sourds-muets » s’est déroulé à l’occasion de l’Exposition universelle, comme celui de 1878.
Cette manifestation ne ressembla pas à un congrès ordinaire, mais constitua un événement surréaliste.
D’un côté, des sourds, notamment des Allemands qui insistèrent sur l’échec vécu de « la méthode orale pure ».
D’un autre côté, des entendants qui ont littéralement confisqué la manifestation ; tout en reconnaissant l’échec au moins partiel de la méthode orale pure ; ils refusaient tout dialogue avec les adultes sourds et décidaient de poursuivre la même politique.
Si en 1880, les congressistes avaient l’excuse, du moins pour certains, de ne pas connaître les méfaits de la méthode orale pure, il n’en était plus de même vingt ans après.
Peut-on parler d’un congrès lorsqu’on sait que le Président Ladreit de Lacharrière avait refusé de réunir les participants sourds et les participants entendants.
En pratique, deux congrès juxtaposés se réunirent en même temps.
Le discours du président donnait l’état d’esprit des « entendants » :

« Au seuil du siècle nouveau, éblouis par les merveilles de l’Exposition, nous avons le devoir de regarder en arrière et de nous demander si les œuvres humanitaires ont progressé comme les sciences, comme les arts, comme l’industrie ! Nous avons pour ainsi dire domestiqué les forces de la nature jusqu’alors inconnues. Nous y avons trouvé des profusions de lumières, des forces incalculables, le pouvoir de transmettre avec la rapidité de l’éclair notre pensée jusqu’au bout du monde. Nous devons à un de nos collègues, M. Graham Bell, la possibilité de transmettre la voix comme la télégraphie transmet l’écrit ».

La caution de G. Bell, fervent défenseur de la méthode orale, ne pouvait que confirmer le président dans son opinion. « Un grand principe domine toutes les méthodes, c’est l’éducation orale. Nous voulons que nos frères sourds-muets deviennent nos égaux par l’intelligence, le savoir et l’expression des idées. ... S’il n’y a plus d’adversaire de la méthode orale, on ne peut méconnaître que beaucoup se demandent pourquoi elle n’a pas donné tout ce qu’on pouvait en attendre. »
Ladreit de Lacharrière, ancien médecin-chef de l’Institution de Paris, croyait aux vertus de l’oralisme, même si les résultats ne se confirmaient pas encore.

S’il avait eu la curiosité d’aller dans la salle des « sourds-muets », le président aurait pu apprendre d’un participant sourd allemand « que les tentatives faites jusqu’à présent par les professeurs allemands en faveur de la méthode orale pure ont totalement échoué ». Il expliquait ainsi le développement intellectuel négligé, la perte de la dextérité de la langue après l’école, les grandes difficultés à trouver du travail. Pour lui, « naturellement la parole doit être enseignée mais jamais aux dépens de l’esprit ». Le congressiste sourd concluait : « Ce que je prétends, c’est qu’avec l’institution de la méthode orale pure, on a commis la plupart des plus grands crimes contre les silencieux ».

Tous les sourds ne partageaient pas cette opinion ; certains se déclarèrent partisans de l’oralisme. De même, quelques « entendants » s’opposaient aux vues du président.
Il en fut ainsi de Gallaudet, représentant avec Bell le gouvernement des Etats-Unis.

« Il y a vingt ans, le Congrès de Milan dont je faisais partie commit la faute grossière de faire une déclaration au sujet des méthodes d’enseignement ».


Il rappelait que ce congrès n’était pas représentatif et qu’il avait étudié depuis plus de quarante ans avec soin les méthodes d’enseignement.
« La vérité démontrée n’a pas besoin d’être soutenue par des résolutions, et ce qui n’est pas la vérité ne saurait le devenir par l’effet du vote d’aucun congrès ».
Mais ces paroles pleines de bon sens n’eurent aucun écho chez le président.


La section des « entendants » déclara maintenir les conclusions du congrès de Milan.

Les revendications des « sourds-muets » n’étaient pas révolutionnaires.
Ils demandaient notamment que :

- la méthode soit choisie en fonction des aptitudes de l’enfant et que la « mimique » soit réservée aux enfants qui « ne réussissent pas avec l’enseignement par la parole » ;
- des sourds-muets puissent être professeurs ;
- les écoles de sourds-muets soient transférées au Ministère de l’Instruction publique car « ils veulent être des citoyens comme les entendants ».

Quant à la séance de clôture, elle se réduisit à une brève allocution du président pour « affirmer que l’ardent désir d’améliorer la situation sociale des sourds-muets a été et sera toujours l’unique préoccupation des instituteurs et philanthropes qui sont venus à Paris ».
La préoccupation de Ladreit de Lacharrière n’était pas l’instruction mais « d’améliorer les conditions sociales » comme il avait eu l’occasion de l’exprimer dans un exposé « de titres et travaux » de 1892, alors que la priorité pour les sourds était l’instruction et l’acquisition des connaissances.
Ainsi, peut-être plus que le mythique congrès de Milan de 1880, ce congrès de Paris de 1900 s’est caractérisé par l’obstination des responsables, et en premier lieu celle de son président Ladreit de Lacharrière, à ne pas vouloir comprendre les revendications des sourds.


Didier Séguillon :

Binet et Simon publient en 1909 une étude restée célèbre. L’enquête porte sur la population sourde adulte.
Il s’agit de la première, à notre connaissance, menée par des psychologues, qui porte sur l’enseignement oral et ses conséquences chez l’adulte sourd.
Les conclusions sont un véritable constat d’échec.
Elles dressent un bilan catastrophique de trente années d’éducation orale pure :

« la méthode orale pure nous paraît appartenir à une pédagogie de luxe qui produit des effets moraux plutôt que des effets utiles et tangibles.
Elle ne sert point au placement des sourds-muets, elle ne leur permet pas d’entrer en relation d’idées avec des étrangers, elle ne leur permet même pas une conversation suivie avec leurs proches, et les sourds-muets qui n’ont point été démutisés gagnent aussi facilement leur vie que ceux qui sont munis de ce semblant de parole
».


Les psychologues notent l’inefficacité de la méthode orale et son incapacité à atteindre le but assigné, à savoir : que l’enfant sourd prenne place au sein de la société entendante.




Yves Bernard :

En 1909, l’« Année psychologique » donnait à lire un article d’Alfred Binet et Théodore Simon (1873, 1961), médecin psychiatre, « Peut-on enseigner à parler aux sourds-muets ? »
Les auteurs dénonçaient fort justement l’« échec de la méthode orale » et la « faillite de l’oralisme intégral et universel ».
Ils signalaient notamment combien la précocité et le degré de la surdité importaient dans la réussite en parole, et surtout que la détermination du degré d’intelligence des élèves reposait sur l’estimation subjective des maîtres.
Ayant constaté les faibles résultats d’une pédagogie de luxe qui échouait dans le développement intellectuel et la restauration des relations sociales des sourds-muets, ces maîtres de la psychométrie se prononçaient, comme les associations silencieuses pour un retour indispensable et urgent à une méthode mixte ouvrant à tous les meilleures chances de réussite scolaire, professionnelle et sociale.


Didier Séguillon :

Si comme le souligne C. Cuxac, les conclusions de Binet n’ont pas été suivies, il semble néanmoins qu’elles ont contribué à un assouplissement de la méthode orale pure, notamment par la réintégration du français écrit dans l’enseignement pour les enfants sourds, lors de la révision des programmes, et la permission, en 1910, de la communication gestuelle entre élèves hors des cours.
La méthode orale, avec quelques modifications mineures, demeurera toutefois au centre de l’éducation des enfants sourds pour de très longues années encore, le jeune sourd gardant pour l’essentiel un statut d’irresponsable, l’adulte sourd restant un être « inférieur » dont le statut juridique demeure précaire.
Ces représentations et ces considérations auront donc de douloureuses conséquences pour les enfants sourds et plus généralement pour la communauté sourde en France, celle-ci devant impérativement s’organiser et lutter contre ce projet de société afin de maintenir le lien social avec la communauté française entendante.
La préservation de ce lien fut possible pour la communauté sourde par la mise en place de contre-pouvoirs : journaux, congrès, associations de toutes sortes, notamment sportives.
Cette contre-orthopédie revêt différentes formes, mais toutes tentent, souvent avec une énergie étonnante, de lutter contre une normalisation abusive.
Ainsi, en réaction du Congrès de Milan, on assiste à une véritable explosion de la presse silencieuse, une presse faite par les sourds et pour les sourds.
L’ensemble de ces journaux laisse une large place à la réflexion sur l’éducation des enfants sourds et s’oppose, de façon radicale, à la méthode orale pure.
Cette presse est encore au tout début du XXe siècle, l’héritage de l’éducation bilingue "Langue des signes/ Français écrit", partiellement appliquée dans les établissements de jeunes sourds avant le Congrès de Milan.
Elle va progressivement perdre de sa force, les sourds militants vieillissent et ne sont plus remplacés par des sourds plus jeunes possédant les « outils » de la langue écrite française.


On assiste alors à la marginalisation de tout un groupe minoritaire, les sourds devenant pour la très grande majorité analphabètes après plus de quinze années passées dans les prestigieux établissements d’éducation pour jeunes sourds à subir les techniques orthopédiques d’oralisation.

Pendant la même période, de très nombreuses associations ont vu le jour.











Allemagne 1889
Naecke recommande la stérilisation des « dégénérés ».

U.S.A. 1922
Le député H.H. Laughlin rédige un « modèle de loi eugénique de stérilisation » où sont inclus les sourds.

Allemagne 1933
Hitler promulgue une « loi sur la prévention de la transmission
des maladies héréditaires
» dont la surdité.

Allemagne 1933 à 1939
Dans le cadre du programme d’ « hygiène raciale », 17 000 sourds au moins sont stérilisés.
Le tiers d’entre eux a moins de 18 ans.
Dans 9 % des cas, la stérilisation des femmes s’accompagne d’un avortement obligatoire.

Allemagne 1940 à 1942
1600 sourds au moins sont transférés, puis exterminés dans les camps d’Hadamar, Sonenstein, Grafeneck…

Ce n’est qu’un siècle plus tard, au Congrès de la Fédération Mondiale des Sourds de Hambourg en 1980, qu’un accord unanime se dégage pour reconnaître l’erreur commise à Milan, regretter ses conséquences néfastes pour la communauté des sourds et constater que si elles permettent sans doute à une partie des élèves
d’accéder au langage oral et écrit elle en prive beaucoup, pendant près de cent ans, d’un langage.
Le Congrès de 1980 reconnaît les langues de signes comme langue à part entières pouvant être utilisées dans l'enseignement.











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        Sources



- Yann Cantin, Christian Cuxac et Pierre Encrevé ; "La voix au chapitre", documentaire diffusé dans "l'oeil et la main"
[Texte également posté sur le forum de la FFSB]

- Pierre Encrevé : "A Propos des droits linguistiques de l'homme et du citoyen", conférence donnée le 16 décembre 2005 à l'EHESS

- Didier Séguillon : Du langage des Signes à l’apprentissage de la parole ou l’échec d’une réforme Université de Paris X - Nanterre - Laboratoire Sport et Culture [pdf]

- Yves Bernard : "Quelques traits de la pédagogie curative de l’enfant sourd. Une approche des problématiques de l’Antiquité au début du XXe siècle." Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine

- François Legent : "Approche de la pédagogie institutionnelle des sourds-muets jusqu’en 1900" Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine

- Lawrence Surtees : "Bell, Alexander Graham", Dictionnaire Biographique du Canada - Bibliographie et archives, Canada.

- Alix Bernard : "L'oralisme, une demande des parents ?", publié dans le "Vacarme n°2 ; minorités des sourds et des mal entendus", 1997.

- Brigitte Lemaine : "La langue interdite des Sourds"

- Joe Joseph Murray : "L'avant de l'eugénisme et les intermarriages entre sourds."

- Bernard le Maire : "Histoire des sourds en Belgique, en France et dans les autres pays" Centre Robert Dresse, 1993

- Bernard le Maire, commentaires postés sur le forum de la FFSB, notamment dans "Congrès de Milan"

Le Signe : L'histoire de la Langue des Signes, 2ème partie

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