Ce blog est en partie constitué de témoignages issus du forum de la F.F.S.B.

Langue d’or


Pierre Encrevé :

Le 27 janvier 1794, Barère, dans son Rapport du Comité Public sur les idiomes, déclara, on le sait, une guerre totale auxdits « idiomes » et formula le premier l’idée redoutable qu’une nation républicaine est nécessairement unilingue : « Citoyens, la langue d’un peuple libre doit être une et la même pour tous. »
Il ne suffisait pas de répandre le français, il fallait encore détruire les autres langues majeures.
L’abbé Grégoire qui, moins de six mois plus tard, propose lui d’ « anéantir », c’est son propre terme, toutes les langues de France autres que le français, dans son célèbre rapport du 6 juin 1794, « Sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser la langue française. »
En purs jacobins, Barère et Grégoire s’attaquaient aux langues régionales comme vecteur du fédéralisme ; mais la langue des signes n’était aucunement pour eux une langue de minorité menaçant l’unité nationale.
Je ne pense même pas que Grégoire y ait vu vraiment une langue, mais plutôt un instrument pour faire apprendre le français aux jeunes sourds, et il n’y trouvait rien à redire.

Mais au début des années 1880, les lois Ferry instaurent l’enseignement gratuit et obligatoire de 6 à 13 ans et dispensé exclusivement en français.
C’est ainsi que la IIIème République fit de l’école l’instrument privilégié du réveil du projet de Barère et Grégoire, stigmatisant tout usage des « patois », interdits en principe jusque dans la cour d’école.


Yann Cantin :

Avant l’abbé de L’Epée, les sourds étaient ouvriers, artisans, mendiants. Très peu sortait du lot.
L’action de l’abbé de L’Epée a permis aux sourds d’accéder à un meilleur niveau de français écrit, à des métiers mieux considérés, et donc à une vie meilleure.
Le propos n’était pas à la reconnaissance identitaire, mais une vie respectueuse des préceptes religieux.


Christian Cuxac :

Dans son expérience l’abbé de L’Epée invente un nouveau métier pour les sourds : professeur auprès des enfants sourds. Du vivant de l’abbé de L’Epée, il n’y aura pas un professeur ayant ce titre auprès des enfants sourds. Mais dès la génération suivante, avec celui qui va prendre le relais de l’abbé de L’Epée, l’abbé Sicard, il y a sous la direction et dans l’établissement de Sicard deux professeurs sourds : Jean Massieu et Laurent Clerc.


Yann Cantin :

Le changement va mettre du temps à se propager dans la société. Mais pour les sourds, être capables d’écrire signifiait être à égalités avec les entendants, pouvoir faire son chemin et progresser. Ca été un déclencheur.
Il existait bien quelques sourds lettrés auparavant, mais peu et ils passaient inaperçus. Par la suite il y en a eu beaucoup plus.


Pierre Encrevé :

Pendant un siècle la France est vraiment un modèle. Les droits linguistiques des sourds sont absolument respectés. Ceci est totalement exemplaire car au même moment en Allemagne se développe un enseignement inverse, qui est du côté de l’oralisme exclusif.
C’est-à-dire qu’en France aussi, étant donné qu’il y a beaucoup de variétés dans la surdité, un certain nombre de sourds, en plus de la LS, accédaient plus ou moins selon leurs possibilités et leur volonté à l’oral.


Yann Cantin :

Comme je l’ai expliqué, l’abbé de L’Epée et Pereire étaient rivaux.
Pereire et son enseignement n’ont pas survécu à la Révolution. Son fils n’a pas repris le flambeau. Il faudra attendre l’intervention de ses petits-fils, entre 1825 et 1835, à la fin de la dernière monarchie.
Alors que l’enseignement de l’abbé de L’Epée avait ses fidèles partisans. Les petits-fils de Pereire retrouvent ses écrits, entreprennent de redorer son blason et de promouvoir à nouveau ses idées et de les remettre au goût du jour.
Ils étaient dans la finance et à l’origine des chemins de fer, ils brassaient énormément d’argent. C’est ce qui leur a permis de financer la création d’une école conçue comme un laboratoire de l’oralisme.


Yves Bernard :

Gallaudet réussit à décider Clerc de le suivre en Amérique.
En 1817, après un cycle de conférences destinées à réunir les fonds philanthropiques, la première école d’importance du nouveau monde fut créée dans un hôtel d’Hartford, Connecticut.
En 1818, Clerc lut un discours aux deux Chambres et fut reçu par le président James Monroe.
En 1821, l’American Asylum for the Instruction and Education of Deaf and Dumb fut construit, avec un programme pédagogique gestualiste mixte, respectant les aptitudes de chaque élève.
En 1864, lors de la Guerre de Sécession, le gouvernement ouvrait le National College for the Deaf, à Washington, où une élite silencieuse pouvait suivre des cursus selon la méthode gestuelle mixte et obtenir les diplômes équivalents à ceux dispensés aux entendants.






Christian Cuxac :

Dans les institutions nationales, il faut être suffisamment compétents en LS.
Qui est juge de la compétence des enseignants entendants en LS ?
Ferdinand Berthier, qui est souverain, qui regarde : « Ah non, pas lui ! Lui, ça va…Lui à peu près… »
Alors vous imaginez !
En plus Berthier vient d’obtenir la légion d’honneur…
Il commence à y avoir des jalousies très profondes entre les enseignants entendants et ces prestigieux enseignants sourds que sont Berthier ou Péllisier.
Péllisier qui est un autre enseignant, fait paraître des recueils de poèmes… et il est sourd. Alors que, souvent, les professeurs entendants eux restent anonymes… donc des jalousies.


Yves Bernard

Bébian conçut en 1825 la « Mimographie, ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets ».
Dans le cadre de la pédagogie institutionnalisée, Bébian avait compris le danger qu’il y avait à utiliser les signes des sourds hors de leurs contextes. Les signes s’effectuent à des endroits précis, leur localisation : ils figurent les personnages et les éléments du discours dans l’espace comme ceux d’une pièce de théâtre. Cette localisation suit un ordre immuable, énonçant l’époque, le lieu, situant les acteurs une fois pour toute afin de réaliser les interactions qui les lient. La direction des signes participe à leur signification.
Les modifications de la gestualité, lente, saccadée, vive, et la répétition font encore varier qualitativement et quantitativement le contenu du message. Enfin, la gestualité se prête aisément à des variations esthétiques et poétiques qui la font accéder aux plus hauts registres de toute langue à part entière.
Ainsi, avec Bébian, le langage naturel des sourds-muets n’était-il plus ce langage d’action primitif et originel des historicités linguistiques, ni ce mimodrame des « miracles » du Moyen Âge, mais un vecteur de communication aussi performant que les langues orales, comme Desloges l’avait publié en 1779 : à Paris, rien de ce qui touchait au monde n’était ignoré des sourds, ceux qui vivaient de leur travail et pratiquaient une langue des signes riches et respectueuses de ses modalités syntaxiques à quatre dimensions, l’espace et le geste s’unissant dans une grammaire visuelle alliant la liberté et la discipline.
Les français signés de l’abbé de l’Épée et de l’abbé Sicard, et d’autres pédagogues, transformaient une syntaxe visuelle signée en syntaxe orale linéaire, non modulable et non répétitive, qui non seulement neutralisait le contenu sémantique de la gestualité mais encore provoquait des équivoques et des contresens donnant à voir aux sourds combien les entendants, dans leur démarche charitable, s’éloignaient de l’authentique nature des signes dans leur quête d’une langue universelle.
Cependant, Bébian rencontra l’opposition des enseignants encore trop attachés aux français signés de l’abbé de l’Épée et de Sicard.
Nommé Censeur, il dut démissionner en 1821. On lui doit un « Examen critique de la nouvelle organisation de l’enseignement dans l’Institution royale des sourds-muets de Paris », en 1834, attaque prenant la défense des enseignants sourds lors de la première tentative de parole à outrance conduite par Désiré Ordinaire dans cet établissement.


Yann Cantin :

Entre 1790 et 1820, la période est … disons plus axé sur l’enseignement et la place de l’écrit. Il y a une volonté de transmission, mais on n’est pas encore dans la revendication identitaire.
La situation commence à se dégrader et c’est là que les sourds se constituent en association et se mettent en action.
Nous sommes en 1823 et l’abbé Sicard vient de décéder, et le nouveau directeur placé à la tête de Saint-Jacques impose l’usage de l’oral.
Les professeurs sourds sont alors relégués au simple rang de répétiteurs et vont manifester leur profond désaccord.

Aucun commentaire: